LE MANUEL D'EPICTETE
Traduction Mario Meunier
Chapitres XXXI et XXXII


XXXI
1.- Sache que le plus important de la piété envers les Dieux est d'avoir sur eux de justes conceptions, qu'ils existent et qu'ils gouvernent toutes choses avec sagesse et justice, et, par conséquent, d'être disposé à leur obéir, à leur céder en tout ce qui arrive, et à les suivre de bon gré avec la pensée qu'ils ont tout accompli pour le mieux.  Ainsi, tu ne t'en prendras jamais aux Dieux et tu ne les accuseras point de te négliger.

2.- Mais il n'est pas possible d'en arriver là, si tu n'ôtes pas, des choses qui ne dépendent pas de nous pour les placer dans les seules choses qui dépendent nous, le bien et le mal.  Car, si tu estimes comme bien ou comme mal quelqu'une des choses qui ne dépendent pas de nous, de toute nécessité, lorsque tu n'obtiendras ce que tu veux et que tu tomberas sur ce que tu ne veux pas, tu t'en prendras a ceux que tu crois responsable et tu les haïras.

3.- Tout être animé, en effet, est naturellement porté à fuir et à se détourner de ce qui lui paraît un mal, et de ce qui en est la cause, à rechercher et à s'éprendre de ce qui lui paraît un bien, et de ce qui le procure.  Il est donc impossible, à celui qui se croit lésé, d'aimer celui qui parait le léser, comme il lui est impossible aussi d'aimer le dommage en lui-même.

4 - De la vient qu'un père est injurié par son fils, lorsqu'il ne fait point part à son enfant des choses qui lui paraissent des biens.  C'est ce qui fait que Polynice et Eteocle sont devenus ennemis; ils croyaient que la royauté est un bien.  C'est pour cela que le laboureur, c'est pour cela que le matelot, le marchand et ceux qui perdent leurs femmes et leurs enfants injurient les Dieux.  Là ou est l'intérêt, là est aussi la piété.  En conséquence, celui qui s'applique à régler comme il faut ses désirs et ses aversions, s'applique par là à être pieux.

5.- Pour les libations, les sacrifices, les prémices convient de suivre en toute occasion les coutumes de sa patrie, être en état de pureté, de les offrir sans nonchalance, sans négligence, sans parcimonie, et sans dépasser ses moyens.

XXXII
1.- Lorsque tu as recours à la divination, souviens toi que tu ne sais pas, puisque tu viens au devin pour l'apprendre, ce qui doit arriver, mais tu dois savoir en y allant, si toutefois tu es philosophe, de quelle nature sera cet événement.  S'il appartient aux choses qui ne dépendent pas de nous, de toute nécessité, il ne sera ni un bien ni un mal.

2.- N'apporte donc pas, en approchant du devin désir ou aversion.  Ne va pas à lui en tremblant; mais sache bien que tout ce qui peut arriver est indifférent et ne te concerne pas.  Quelque chose que ce soit, il te sera possible d'en tirer bon parti, sans que personne puisse t'en empêcher.  Aie donc confiance en recourant aux conseils des Dieux.  Et puis, lorsque tu auras été conseillé, souviens-toi quels conseillers tu as pris, et à qui tu désobéirais, si tu ne les écoutais pas.
3.- Va donc consulter le devin, comme le voulait Socrate, sur les seules choses à propos desquelles notre perplexité se réfère au résultat d'une action, et sur lesquelles les ressources d'aucun raisonnement ni d'aucun art ne peuvent te donner de reconnaître ce que tu veux savoir.
Ainsi donc, lorsqu'il faut s'exposer au danger pour un ami ou pour sa patrie, ne va pas demander au devin s'il faut s'exposer au danger.
Car, si le devin te déclare que les augures sont mauvais il est évident qu'il t'annonce, ou la mort, ou la mutilation de quelque membre du corps, ou l'exil.  Mais la raison prescrit, même avec de telles perspectives, de secourir un ami et de s'exposer au danger pour sa patrie.  Prends garde donc au plus grand des devins, à Apollon Pythien, qui chassa de son temple celui qui n'avait point porté secours à l'ami que l'on assassinait.

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