Le texte qui suit est celui d’une conférence prononcée, le 17 mars 1969, dans une loge parisienne de la Grande Loge de France, par Ferdinand Alquié., agrégé de l'université Docteur es lettres, professeur à la Sorbonne et membre de l'Académie des Sciences morales et politiques . C. G. le 11/10/1999
Depuis la rédaction du texte ci-desus, Hubert Curien a publié dans "Le Monde" du mercredi 27 octobre 1999, page 17 un article intituké découverte et inovation dont la fin distingant la rationalité du rationalisme nous a semblé, à partir d'une démarche scientifique, (l'auteur, minéralogiste au départ fit progresser cette science avec le perfectionnement de la cristallographie à l'aide de la diffraction de rayons X) rejoint les mêmes conclusions : |
Texte de Ferdinand Alquié
Je voudrais dire, tout d'abord, combien je suis sensible au très grand honneur que vous me faites en m'accueillant parmi vous, et combien je suis heureux de l'occasion qui m'est offerte de prendre ce soir la parole en ce lieu. Je sais que votre association est celle qui, entre toutes, a le plus fait pour la liberté de penser. Vous savez, de votre côté, que tous les philosophes dignes de ce nom ont combattu pour elle. Je crois donc que notre terrain d'entente est large et solide. Aussi n'ai-je pas l'intention de prononcer une éloge de la liberté de penser: sur sa valeur, nous sommes, je pense, tous d'accord.
Je n'ai pas non plus l'intention de poser le problème du rapport entre la liberté intérieure de pensée et celle d'exprimer sa pensée. J'admets que la liberté de pensée est, indissolublement, celle de formuler une pensée à l'intérieur et à l'extérieur de soi-même. Une pensée tenue secrète, et qui ne s'exprime pas au dehors, est une pensée mutilée, qui, du reste, cesse vite d'être elle-même. La liberté de pensée est inséparable de la liberté d'expression.
Cela dit, je voudrais faire part d'une inquiétude, qui, je pense, nous est commune. Certains admettent aujourd'hui, d'ailleurs un peu vite, que tous les hommes sont d'accord sur le principe théorique de la liberté de pensée. Il me semble au contraire qu'à l'heure actuelle bien peu de ceux qui prétendent défendre la liberté de penser seraient capables de formu-ler les fondements théoriques qu'ils invoquent en sa faveur. La valeur de liberté de pensée leur semble aller de soi. Or elle va si peu de soi qu'en fait jamais, dans l'histoire du monde, I'intolérance n'a été plus vive, ni plus générale. Jamais les tyrannies de tout bord n'ont été, à la surface de la terre, plus nombreuses et plus farouches. Jamais l'esprit totalitaire n'a été poussé aussi loin. En un domaine moins tragique, mais peut-être aussi grave pour l'avenir de l'esprit, la réclame, la propagande, les slo-gans, la presse, la radio, la télévision violent nos pensées, nous impo-sent des pensées, ou plutôt des pseudo-sciences. Ici, ce n'est plus seule-ment la libre expression de nos opinions, mais notre jugement intérieur même qui se trouve menacé.
Il me parait donc utile, si l'on veut défendre la liberté de penser, de réfléchir sur ses fondements. Et, pour commencer cette enquête, de considérer ceux qui, dans le passé, lui ont été reconnus. Telle est, ce soir, mon unique intention. C'est comme historien des idées que je me permets de prendre la parole. Je voudrais retracer, avant tout, ce qui fut, en ces derniers siècles, I'histoire de "I'idée" de liberté de penser.
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Avant de commencer cet examen historique, je voudrais, cependant, vous présenter une remarque théorique. Une liberté se définit, en géné-ral, par le rapport d'une contrainte, ou plutôt d'une absence de contrainte, et d'un désir. Ainsi, être libre de choisir un lieu de séjour, c'est pouvoir habiter où l'on désire habiter, sans qu'on vous contraigne à séjourner ailleurs. La liberté de pensée peut-elle être ainsi définie ?
Peut-elle être revendiquée comme une liberté parmi d'autres ? Est-elle relative à un simple désir ? Assurément non. Et, nous allons le voir toutes les difficultés viendront de là.
En effet, I'acte de penser n'est pas un acte comme les autres. Il a une fin universelle. Il est rigoureusement inséparable d'une "intention de vérité". Penser, juger, affirmer, c'est s'efforcer de penser vrai, de juger vrai, d'affirmer la vérité. Ceux qui, au cours des siècles, ont combattu pour la liberté de pensée n'ont donc pas réclamé le droit de dire n'importe quoi, de répandre l'erreur, mais le droit de penser et de dire ce qu'ils tenaient pour vrai.
Ceci pose, dès le départ, un grave problème. Le jugement humain ne reconnaît à personne, à aucun groupe, à aucun état, à aucune église le droit de lui imposer du dehors une doctrine. Mais, s'il refuse toute sou-mission aux forces extérieures, il est une soumission qu'il accepte, la soumission à la vérité elle-même. A cette vérité il souscrit à se subordon-ner, car, comme jugement, il ne vaut que par elle, n'a de sens que par elle.
De cela résultent plusieurs conséquences, qui vont nous amener mainte-nant à notre enquête historique. Et tout d'abord celle-ci: il est clair que les groupes sociaux qui veulent exercer une contrainte sur la pensée des hommes ne présentent pas cette contrainte pour ce qu'elle est en réa-lité, à savoir le résultat de la violence et de la force. Ils se servent de cette tendance de l'esprit à se subordonner à la vérité pour prétendre que cette vérité, précisément, ils la détiennent. Cela est aussi vrai de ce que fut l'inquisition catholique que de ce qu'on pouvait appeler, dans les pays où elle règne, I'inquisition marxiste. La contrainte que l'on impose, on prétend l'imposer au nom de la vérité.
Or cela met l'adversaire
dans une position bien difficile. Il se voit repro-cher son erreur, on
l'accuse de ne point aimer la vérité, ou de lui rester indifférent.
On ne se contente pas de le contraindre, on l'intimide, on lui donne mauvaise
conscience. Et si le régime devient plus libéral, on ne lui
rend pas encore justice, on le "tolère". C'est pourquoi le mot de
tolérance a été, fort longtemps un mot péjoratif.
Et sans doute ce mot même est-il ambigu, et contestable. Car, plutôt
que respect véritable pour la pensée d'autrui, il signifie
condescendance pour ce que l'on sup-porte, pour ce que l'on tolère
sans l'approuver, pour ce que l'on souffre sans pouvoir l'empêcher.
Il est synonyme de faiblesse, ou d'indifférence pour la cause vraie,
que l'on devrait défendre.
En vérité, ce mot est né et s'est répandu au 16ème siècle, au nom des guerres de religion qui opposaient protestants et catholiques, et on le rencontre chez Montaigne, chez Calvin etc. Au 17emé siècle, le nom de tolérants et de non-tolérants est donné, parmi les protestants, à ceux qui tolèrent, ou ne tolèrent pas, les autres sectes. Et l'on distinguait alors la tolérance théologique, ou ecclésiastique, et la tolérance civile. La tolé-rance ecclésiastique est la condescendance observée sur certains points de doctrines ou de conduite qui ne paraissent pas essentiels à la religion. La tolérance civile est la permission accordée par l'état de pratiquer cer-tains cultes, étrangers à la religion reconnue par l'état.
Mais en tout cela, on se borne à tolérer. Or, pourquoi tolère-t-on ce que l'on croit être faux, sinon en vertu de quelque indifférence au vrai ? Voilà pourquoi le mot de tolérance a eu d'abord un sens péjoratif. Jurieu nomme les tolérants les "indifférents". Bossuet, dans son sixième avertissement, parle de "poison" de la tolérance. Pour Jurieu comme pour Bossuet, la tolérance est donc le signe de l'indifférence en matière de religion. Bossuet le catholique, Jurieu le protestant sont sur ce point d'accord. Le tolérant ne supporte, à leurs yeux, les opinions d'autrui que parce que lui-même est peu attaché aux siennes, que parce qu'il manque de zèle à l'égard de la vérité. En un mot, la racine de tolérance, C'est toujours quelque scepticisme. En l'attaquant, les théologiens ne sont-ils pas d'accord avec les philosophes eux-mêmes, pour lesquels le premier devoir est la défense de la vérité ? Et qui condamnent le scepti-cisme ?
On voit donc pourquoi, jusqu'au 17ème siècle, la question de la liberté de pensée a été posée de telle façon qu'elle était théoriquement insoluble. Cette situation prolongeait celle du moyen âge, la liberté de pensée était méconnue, c'est parce que la plupart estimaient que la vérité, à laquelle , tout le monde l'accorde, le jugement doit se soumettre, nous est four-nie, en dehors des recherches de l'esprit humain, par la révélation. La philosophie est alors la "servante" de la théologie, elle-même conque comme l'ensemble des vérités contenues dans l'écriture, vérités révélées par Dieu et auxquelles par conséquent, la faible raison humaine doit se soumettre. Les partisans de la liberté de pensée ne pouvaient, dès lors, être que des sceptiques et des athées.
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Comment l'humanité est-elle sortie de cet état ? En vérité, elle en est sortie - et c'est ce qué je voudrais montrer à présent - non par l'adhé-sion au scepticisme, non par l'abolition de toute théologie, mais par la substitution, à une théologie révélée, d'une théologie philosophique, en particulier de Descartes.
Descartes, pas plus que la plupart des penseurs de son temps, ne veut du reste combattre la théologie révélée sur son propre terrain. Bien plu-tôt, il estime et déclare que les mystères de la foi dépassent la raison, et que, dans le domaine proprement religieux, il convient à l'esprit humain de se soumettre. Mais la théologie révélée ne se contentait pas alors de légiférer sur les mystères. Ses dogmes s'étendaient à tout, même à la physique, où, par exemple, I'opinion selon laquelle la terre se meut autour du soleil était condamnée: c'est la célèbre affaire de Galilée. Or, dans le domaine des sciences, la raison humaine ne se sentait en rien dépassée par le caractère insondable des mystères divins. Elle allait de découverte en découverte. Il s'agissait donc, en ce domaine, de garantir son libre exercice, de lui donner le droit de s'affirmer contre la tradition, contre l'autorité, contre tout ce qui contraint la pensée du dehors et contre tout ce qui paraissait cause d'erreur. Car, bien entendu, la sou-mission de l'esprit à la vérité demeurait exigée, et n'était nullement mise en cause.
Ainsi s'est constitué ce qu'on a appelé le grand rationalisme, le rationa-lisme du 17éme siècle. Il ne s'agit plus alors, répétons-le encore, de sous-traire la raison à l'empire de la vérité. Il s'agit, tout au contraire, de montrer que la vérité est intérieure à la raison, et que celle-ci, en ne sui-vant que soi, lui reste fidèle. Il faut donc, en d'autres termes, fonder et garantir la valeur de la raison. Elle le sera par Dieu. C'est ce que fait Descartes en sa fameuse théorie de la véracité divine. Dieu ne pouvant être trompeur, nous sommes assurés que toutes les idées claires qu'il nous donne sont vraies. Chez Descartes, cela s'explique par le fait que Dieu est le créateur de ma raison. Chez Malebranche, Dieu se découvre à elle, et notre esprit aperçoit en Dieu même les idées: c'est la théorie de la vision en Dieu. Chez Spinoza, Dieu est consubstantiel à ma raison: celle-ci dépend de la pensée, qui est un attribut de Dieu lui-même. Je ne puis insister sur tous ces points. Retenons seulement que, pour tous les grands métaphysiciens du 17ème siècle, la liberté de penser est fondée sur une théologie, mais, cette fois sur une théologie non révélée, et d'inspiration rationaliste, et que c'est cette théologie qui a libéré la pen-sée en fondant son indépendance.
Tout appel contre l'autorité, contre l'état, contre l'injustice et les persécutions devient alors appel de Dieu. Et c'est par l'appel à Dieu, et à sa véracité, que Descartes a libéré le physique des servitudes que lui impo-sait la théologie médiévale, et a fondé, à proprement parler, la libre -pensée. Historiquement, le premier fondement de la libre pensée n'est donc pas le scepticisme, c'est la théologie, entendons, bien entendu, non la théologie révélée, mais la théologie philosophique.
Il est incontestable que les conceptions que nous venons d'exposer fon-dent la liberté de pensée, avec une force qui, au cours de son histoire, ne sera jamais retrouvée. Il suffit, par exemple, de lire Malebranche pour découvrir les accents d'une confiance en la raison qui n'aura plus d'équi-valent.
Mais il faut reconnaître qu'en tout ceci, en même temps qu'elle est fon-dée avec force, la liberté de pensée se trouve limitée au seul domaine de la connaissance rationnelle. Le domaine du démontrable échappe à toute contrainte. Mais tout le reste est abandonné à la foi, ou apparaît comme une opinion sans valeur et sans intérêt. C'est pourquoi la théo-rie cartésienne des idées claires peut fort bien coïncider avec l'accepta-tion politique du despotisme (car qui peut se vanter d'avoir, en politique, des idées claires ?). Et, point qui pourrait vous intéresser, le rationalisme cartésien ou spinoziste est lié à l'abandon ou au rejet de toute pensée de type symbolique ou analogique. La pensée "garantie" par Dieu demeure univalente et scientifique.
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Il était donc nécessaire d'étendre la liberté de pensée à un domaine plus vaste que celui de la stricte raison. C'est ce qui se passe avec Bayle. Ici, la liberté de penser va s'étendre au domaine de la conscience. Et c'est pourquoi l'idée de tolérance reprend cette fois valeur positive. Il faut res-pecter la conscience d'autrui.
En vérité, avec Bayle, la liberté de pensée, même étendue à la conscience, garde son fondement théologique. En un texte écrit en 1686: "Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus--Christ" : "contrains-les d'entrer", Bayle établit que nulle autorité ne sau-rait nous prescrire de parler contre notre conscience. Estime-t-on que l'autorité du souverain vient de Dieu ? Mais Dieu ne saurait donner à un homme le droit d'ordonner à un autre homme d'agir contre sa conscience, car la conscience est la voix même, et la loi de Dieu. Estime-t-on que le pouvoir du souverain vient des hommes ? Mais les hommes, en entrant en société, en consentant à déposer certaines de leurs libertés entre les mains du souverain, n'ont jamais prétendu lui céder un droit quelconque sur leur conscience, laquelle est voix de Dieu. En ce ci, on le voit, c'est à la conscience tout entière qu'est étendue cette garantie divine que Descartes réservait à la seule raison.
C'est pour de semblables motifs que Locke demande la tolérance absc lue en matière de religion. Ici compte seule la conviction intérieure de notre conscience. Et cette conviction est rapportée à Dieu. Ce qui, il faut bien le dire, suppose, chez tous ces penseurs, I'idée que toutes les consciences sincères tiendront à l'homme le même langage. L'universa-lité de la conscience prend ici la place - ainsi dans les prescriptions morales - de l'universalité de la raison.
Mais, précisément, c'est à cette date que va s'amorcer, dans l'histoire de l idée de liberté de pensée, un grand tournant. Celle-ci était fondée sur la théologie, entendons sur une théologie rationaliste. Elle va, mainte-nant, se trouver fondée sur le scepticisme. Ce en quoi nous reviendrons, hélas, à la première position du problème, bien que la solution qu'on propose au problème soit opposée.
Comment cela est-il arrivé ? A cause de la multiplicité, et de la diversité, des opinions "sincèrement" professées par les hommes. Le 18ème siècle y invite en dépit de l'espoir des philosophes, la raison ni la conscience ne parviennent à mettre les hommes d'accord. Si Dieu est le fond de tous les esprits, comment ne parle-t-il pas à tous la même langue ? Assurément, cette objection aurait semblé légère aux grands rationa-listes du 17eme siècle. Car, pour eux, conscience et raison ne se consul-tent pas aisément dans leur pureté, et les atteindre vraiment demande exercice et ascèse, défiance vis-à-vis de ses passions et de ses habitudes. Mais, au 18eme siècle, on aime mieux croire que, puisque les pensées humaines varient à ce point, c'est qu'il n'y a pas en elles de véritable fond d'universalité. Le doute va donc porter sur le caractère universel de la vérité elle-même, ou du moins de notre capacité de l'atteindre.
En fait, cela est lié à un changement dans la façon de concevoir la rai-son. Le, 17e siècle y voyait la faculté de mettre en ordre des vérités qui, comme telles, sont de source expérimentale. Le 17eme siècle raison-nait à partir de la métaphysique. Le 18ème siècle raisonne à partir de la physique, qui se constitue peu à peu, au moyen de tâtonnements et d'erreurs, et de l'histoire, qui accuse les divergences entre les opinions des hommes. D'où le renversement qu'opère le 18ème siècle. Sans doute l'inspiration théologique se trouve-t-elle alors, sous une forme laïcisée, dans l'idée qu'il faut faire confiance en la nature: cette idée se rencontrera, en particulier chez Rousseau. Mais le véritable fondement de la liberté de pensée est bien alors le scepticisme. L'intolérance est condamnée dans sa prétention chimérique à la connaissance du vrai.
Le grand apôtre de la tolérance, au 18ème siècle fut Voltaire. Il écrivait, en 1766 : "Je ne crois pas que je parvienne jamais à faire établir de mon vivant une tolérance entière en France, mais j'en aurai du moins jeté les premiers fondements". Or, comment Voltaire justifie-t-il la tolé-rance ? Dans le Dictionnaire Philosophique, nous lisons ceci: "Qu'est--ce que la tolérance ? C'est l'apanage de l'humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d'erreurs, pardonnons-nous réciproquement nos sottises; c'est la première loi de la nature".
Ainsi Voltaire, pour fonder la liberté de penser, insiste sur la relativité et la nécessaire erreur de toute opinion humaine. Nous voici, en vérité, bien loin de Descartes, et même de Bayle et de Locke. Voltaire n'invoque pas, pour fonder la liberté de penser, la valeur de l'humaine raison. Tout au contraire, il est choqué de la prétention de certains hommes à avoir atteint la vérité, à la détenir, prétention au nom de laquelle ils contraignent autrui. Nous voici revenus à l'idée de tolérance, c'est-à-dire à une liberté de penser fondée sur le scepticisme.
A vrai dire, nous ne sommes pas totalement hostile à cette position. Comme le dit Alain, le fou ne doute jamais. Il n'y a pas de véritable pen-sée sans quelque doute sur elle-même, sans quelque recul pris par rap-port à la chose pensée. En ce sens, le fanatique ne pense pas vraiment. Il est au stade de pensée animale, de la conscience sans recul. Mais je ne crois pas que la liberté de penser puisse être fondée sur le seul scep-ticisme. En vérité, la conception de Voltaire donne aux libres penseurs une position apparemment plus forte dans la critique, mais plus faible dans ses assises théoriques et dans ses fondements.
Il me semble en effet qu'à la fin du 18ème siècle la liberté de pensée, plus que jamais affirmée, se trouve en réalité dans une position très fragile. Et ceci, d'abord, pour deux raisons de fait.
La première, sur laquelle je n'insisterai pas, c'est que la revendication de la liberté de pensée comme droit de l'individu isolé se heurtera toujours aux puissantes exigences des églises, des partis, des états. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer l'histoire du 19ème et 20ème siècles.
La seconde, sur laquelle je voudrais insister au contraire, c'est que le scepticisme et le doute ne satisfont pas les hommes, qui leur préfèrent toujours l'affirmation, et retombent, de ce fait, dans le fanatisme. C'est pourquoi - et aujourd'hui, hélas, nous assistons à la généralisation de ce phénomène - les civilisations douces et sceptiques sont toujours renver-sées par des civilisations dures, dogmatiques et totalitaires. Car les hommes désirent l'affirmation plus encore que la liberté.
A vrai dire, il faudrait, dans le scepticisme même, distinguer deux degrés:
Cette insatisfaction
des hommes, devant le scepticisme libéral, I'exemple récent
de la révolte universitaire l'illustre. On a dit que cette révolte
était une révolte contre le dogmatisme des professeurs. Point
du tout: elle est une révolte contre leur libéralisme. Rien
n'était plus libéral que l'Uni-versité d'hier: toutes
les origines y était admises: I'examen des thèses soutenues,
depuis vingt ans en Sorbonne en persuaderait aisément. Les jurys
se voulaient impartiaux, et ne, jugeaient que sur la qualité de
l'information et le talent employé pour la démonstration.
Or, de ce fait, aux yeux des étudiants, les professeurs passaient
pour des sophistes, hostiles à soutenir indifféremment le
pour et le contre. Là encore, les étudiants dits révolutionnaires
demandaient un dogmatisme. Et ils le cherchaient ailleurs, dans le marxisme
de Fidel Castro ou de Mao Tsé Tung.
A ces difficultés
de fait de fonder la liberté de pensive sur le scepticisme s'ajoute
des difficultés de droit:
Et voilà
pourquoi on a pu voir s'opposer, aux 19ème et au 20ème siècles,
des théories dont le propre est de considérer la pensée
comme un "fait de nature", déterminé et cause du dehors.
Les plus célèbres de ces théo-ries sont celles de
Marx et de Freud: pour Marx, les pensées des hommes sont déterminées
par l'histoire, et les philosophies ne sont en réalité que
des idéologies, expressions des intérêts d'une classe.
Pour Freud, nos idées conscientes sont déterminés
par notre inconscient. Dès lors, ce que nous disons n'est pas ce
que nous croyons dire. la pensée devient un fait, explicable par
ses causes, c'est-à-dire par des "choses" qui ne sont pas elles-mêmes
des pensées.
Il est clair que s'il en est ainsi, la liberté de pensée ne peut même plus être réclamée. Elle n'a plus aucun sens. On ne voit guère, en effet, com-ment on pourrait légitimement réclamer la "liberté" pour une faculté dont on déclare d'autre part qu'elle "résulte" de conditions matérielles ou historiques, et donc qu'elle est, déterminée par la lutte des classes, comme le croit Marx, par nos puisions inconscientes, comme le croit Freud, Par notre ressentiment, comme le croit Nietzche, si la pensée humaine est un effet, et non un principe, elle n'est plus libre, et l'on ne peut plus réclamer pour elle la liberté qu'en vertu d'une illusion..
Telle est l'origine, à ce qu'il me semble, de la vue actuelle de la notion même de liberté de pensée. J'espère avoir établi que cette vue est liée à l'abandon de l'idée d'une origine divine de la pensée humaine. Avec Marx et Freud en effet, les fruits de l'affirmation cartésienne selon laquelle la pensée humaine, fondée sur la véracité divine, est, par rap-port à tout objet, dans la situation d'un principe, et non dans celle d'un résultat, sont définitivement perdues.
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Dois-je conclure sur ces propos désenchantés ? Dans ses "Regards sur le monde actuel", Valéry écrivait déjà "Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes ni les feuilles n'entreront, dans lesquels l'ignorance de toute politique sera préservée et cultivée.. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétition, de nouveauté et de crédulité. C'est là qu'à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d'hommes libres". Hélas ! Ces propos moroses pourraient eux-mêmes paraître, de nos jours, trop optimistes. Dans les sociétés totalitaires, de tels cloîtres ne seraient même plus admis.
Je voudrais donc seulement vous dire, en terminant, ma personnelle conviction. Elle est que l'on ne peut vraiment fonder la liberté de penser qu'en revenant à quelque métaphysique, je dirai même à quelque théo-logie, en abandonnant, en tout cas, toute conception purement scientifique de la pensée, pour revenir à une idée métaphysique de l'esprit.
Et cela pour deux raisons. la première a été suffisamment développée en cet exposé pour que j'y revienne. La pensée ne peut être libre qu e si elle tient pour un principe que si elle se considère, non comme un pro-duit de la nature, mais comme ce qui permet à l'homme de juger toutes choses, à savoir la nature elle-même.
Mais la seconde raison n'est pas moins essentielle à mes yeux. La science est faite de vérités arrêtées, déterminées, objectives. Elle nous fait perdre le sens de l'Etre, transcendant et inaccessible. Elle nous per-suade que la vérité, peut être, par l'homme, totalement atteinte. Dès lors, il ne reste plus à choisir qu'entre le scepticisme décevant et le dog-matisme ennemi de toute liberté. La métaphysique, au contraire, nous apprend à distinguer l'Etre des expressions objectives de l'Etre qui, seules tombent sous notre connaissance. Elle nous apprend que nulle vérité établie et formulée n'épuise l'être, et ne peut se montrer adéquate à lui.
En sorte que l'on aperçoit que rien
de ce qu'est affirmé par les hommes n'est tout à fait vrai,
n'est, en tout cas, assez vrai pour que l'on contraigne ou persécute
d'autres hommes en son nom. Ainsi l'affirmation de la transcendance de
l'être est l'unique façon d'éviter à la fois
le dogmatisme et le scepticisme.. Le dogmatisme confond l'être avec
une expression limitée de l'être, injustement élevée
à l'absolu. Le scepticisme abandonne toute prétention à
la vérité. La liberté de penser ne peut se fonder
ni sur l'un, ni sur l'autre. Elle doit reposer sur la conviction que la
vérité est supérieure à l'esprit, mais que
cette vérité, supérieure à l'esprit, est inaccessible,
et ne doit pas être confondue avec les vérités objectives
formulées par lui, qui, elles, sont inférieures à
l'esprit, puisqu'elles sont ses produits, et ne sauraient donc légitimement
le contraindre, ou permettre de le contraindre. Excusez donc le métaphysi-cien
que je suis de conclure en métaphysicien. Peut être cependant
ce que je dis est-il proche de ce que vous pensez. Car si l'être
est inacces-sible et transcendant, comme je le crois et comme le croit
la métaphy-sique, notre véritable rapport avec lui ne peut
passer que par la voie de l'analogie et du symbolisme. Et je sais combien
ces notions connaissent votre faveur. Toutefois, à vouloir préciser
ces points, je m'avancerai sur un terrain qui n'est pas le mien. Et c'est
plutôt à vous que je devrais demander des leçons. Ce
pourquoi je m'arrête.