LE MANUEL D'EPICTETE
Traduction Mario Meunier
Chapitres XLII à XLVIII
XLII
Quand un homme te fait du tort ou parle mal de toi souviens-toi qu'il juge qu'il est de son devoir d'agir ou de parler ainsi.  Il est donc impossible qu'il suive ton sentiment, et il ne peut suivre que le sien, de sorte que s'il juge mal, il ne nuit qu'à lui-même, et vit seul dans l'erreur.  De même, lorsque quelqu'un tient pour fausse une proposition qui est vraie, ce n'est pas la proposition qui en souffre, mais celui qui s'est trompé.  Pars de ces principes, et tu supporteras aisément celui qui t'injurie.  Répète à chaque fois: « Il en a jugé ainsi.»
XLIII
Toute chose a deux anses: l'une par où on peut la porter, l'autre par où on ne le peut pas.  Si ton frère a des torts, ne le prends pas du côté par où il a des tords ce serait l'anse par où on ne peut rien porter.  Prends-le plutôt par l'autre, te rappelant qu'il est ton frère, qu'il a été nourri avec toi, et tu prendras la chose par où on peut la porter.

XLIV

De tels raisonnements ne sont pas cohérents : « Je suis plus riche que toi, donc je te suis supérieur .  - Je suis plus éloquent que toi, donc je te suis supérieur.»
Mais ceux-ci sont cohérents : « Je suis plus riche que toi, donc ma richesse est supérieure à la tienne – Je suis plus éloquent que toi, donc mon élocution est supérieure à la tienne.» Mais tu n'es toi-même, ni richesse, ni élocution.

XLV
Quelqu'un se baigne promptement, ne dis pas : « C'est mal,» mais dis : « C'est promptement.»
Quelqu'un boit beaucoup de vin, ne dis pas: « C'est mal,» mais dis : « Il boit beaucoup de vin.»  Avant d'avoir, en effet, connu sa raison d'agir, d'où peux-tu savoir s'il agit mal ? Ainsi, il ne t'arrivera point de percevoir des représentations évidentes et d'en juger  d'autres.
XLVI
1.- Ne te dis jamais philosophe, et garde-toi le plus souvent de parler de maximes à des gens vulgaires.
Fais plutôt ce que prescrivent les maximes.  Par exemple, ne dis pas dans un festin comment il faut manger, mais mange comme il faut.  Souviens-toi, en effet, que Socrate s'était à tel point et si totalement interdit tout étalage démonstratif, que, si des gens venaient pour se faire présenter par lui à des philosophes, c'était lui-même qui les introduisait, tant il supportait qu'on le négligeât (9).

3 – Si, entre gens vulgaires, la conversation tombe sur quelque maxime, garde le plus souvent le silence.
Tu cours grand risque, en effet, de vomir aussitôt ce que tu n'as pas digéré.  Et, lorsque quelqu'un te dit : « Tu ne sais rien », si tu n'es pas mordu par ce propos, sache que tu commences à être philosophe.  Car ce n'est point en rendant aux bergers l'herbe qu'elles ont avalée, que les brebis leur montrent combien elles ont mangé.  Mais, une fois qu'elles ont au-dedans digéré leur pâture, elles rendent au-dehors de la laine et du lait Et toi aussi, ne fais pas étalage de maximes devant des gens vulgaires.  Mais montre-leur les effets de ce que tu as digéré.

XLVII
Lorsque tu as frugalement accordé au corps ce qu'il exige, n'en tire point vanité.  Si tu ne bois que de l'eau ne va pas dire à tout propos que tu ne bois que de l'eau.  Et si tu veux t'endurcir à la peine, fais-le pour toi et non pour les autres.  Ne tiens pas les statues embrassées.(10).  mais lorsque tu as grand soif, hume un peu d'eau fraîche, rejette-la et n'en dis mot à personne.
XLVIII
1.- Conduite et caractère de l'homme vulgaire : il n'attend jamais de lui-même profit ou dommage, mais des choses extérieures.  Conduite et caractère du philosophe : il n'attend tout profit et tout dommage que de lui-même.

2. - Signes de celui qui progresse: il ne blâme personne, il ne loue personne, il ne se plaint de personne, il n'accuse personne, il ne dit rien de lui-même comme de quelqu'un d'importance ou qui sait quelque chose.  Quand il est embarrassé et contrarié, il ne s'en prend qu'à lui-même.  Quand on le loue, il rit à part soi de celui qui le loue; et, quand on le blâme, il ne se justifie pas.  Il se comporte comme les convalescents et il craint d'ébranler ce qui se remet, avant de recouvrer son affermissement.

3.- Il a supprimé tout désir en lui, et ses aversions, il les a transportées sur les seules choses contraire à la nature qui dépendent de nous.  Il fait usage en tout d'un élan détendu.  Et s'il passe pour sot ou ignorant, il ne s'en inquiète pas.  En un mot, il se défie de lui-même comme d'un ennemi dont on redoute les pièges.

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